INTRODUCTION


   L'évolution de l'homme au cours des âges a connu une croissance exponentielle. En effet, l'évolution de l'agriculture s'est réalisée en plusieurs millénaires, puis ce fut le tour de l'industrie, qui s'est développée sur un peu plus d'un siècle, et enfin on assiste à une véritable révolution de l'informatique et de l'information, qui n'a que quelques décennies. Cette révolution est la plus récente manifestation de l'engrenage dans lequel est entré l'homme en déclenchant une course à la productivité et à la rentabilité, et donc au temps, course qui a eu pour conséquence le développement de nouveaux procédés de fabrication et d'automatisation. En effet, pour produire toujours plus et moins cher, il a fallu sans cesse innover, ce qui a conduit à inventer de nouvelles technologies et à sans cesse les perfectionner pour augmenter leur efficacité. La rapidité de ces mutations n'a cessé de croître, en particulier depuis l'apparition de l'informatique. Aujourd'hui, on est capable de numériser tout type d'information. Or, cette technique de stockage de l'information permet d'en uniformiser les moyens de diffusion et de partage. Actuellement, c'est donc l'extraordinaire révolution du numérique qui est en marche. On peut l'observer à travers les fusions qui s'opèrent entre tous les médias traditionnels : télécommunications, informatique, presse, audiovisuel, cinéma et électronique grand public. Cette "médiamorphose", selon l'expression de Joël de Rosnay, est une refonte totale du paysage médiatique mondial, qui s'est engagée autour de la technologie, de l'information et du savoir, générant des bouleversements dans tous les domaines de la vie courante.
    Le philosophe français Pierre Lévy explique que l'on est entré dans l'ère du savoir. Il découpe l'évolution de l'homme en quatre espaces anthropologiques1 distincts : l'espace de la terre, l'espace du territoire, l'espace des marchandises, et l'espace du savoir. Ces espaces sont liés à des périodes qui se suivent et se chevauchent dans le temps. L'espace de la terre est liée à l'élaboration du langage, à la découverte des techniques, et l'on y voit naître une forme d'ordre social. L'espace du territoire est apparu avec l'agriculture, la constitution de villes et d'états, et a vu la naissance de l'écriture. L'espace des marchandises se constitue avec l'avènement du marché mondial, les flux de l'énergie, des matières premières, des marchandises, des capitaux, de la main-d'oeuvre et de l'information. L'espace du savoir implique une maîtrise des espaces antérieurs et les commande.
    L'individu est identifié dans chacun de ces espaces anthropomorphiques par : une position sur la terre, son nom ; une position sur le territoire, son adresse ; une position dans l'espace des marchandises, sa profession ; et une position dans l'espace du savoir, déterminée par l'ensemble de ses connaissances et de ses compétences. Dans l'évolution de l'homme, si l'or est roi dans l'espace du territoire, alors le pétrole ou le sel sont l'or noir et l'or blanc de l'espace des marchandises, et l'information et la connaissance sont l'or gris de l'espace du savoir.
   Dans l'espace du savoir, les nouvelles technologies règnent en maître, et leur emploi change les règles de la vie quotidienne. En particulier, elles permettent à plusieurs personnes de travailler sur un même objectif sans être toutes présentes physiquement à un même endroit. D'où un nouvel espace virtuel de travail appelé en anglais "cyberspace", que l'on traduira ici par cyber-espace. Le préfixe "cyber" est aujourd'hui couramment utilisé pour ajouter au mot auquel il est lié l'idée d'association avec les nouveaux réseaux de communication où la frontière entre réel et virtuel est encore floue. Le cyber-espace est un "non-lieu" de rencontre, de travail ou d'échange, qui rassemble des utilisateurs au sein de communautés virtuelles, ainsi appelées parce que leurs membres ne se rencontrent pas physiquement en un même lieu, mais "virtuellement" à travers les interfaces technologiques de communication à distance. La réalisation la plus proche du concept de cyber-espace, ou de réseau global est le réseau Internet ; Joël de Rosnay précise d'ailleurs dans "L'homme symbiotique" qu'<< en cette fin du XX e siècle, nous sommes les témoins d'une des plus étonnantes parties stratégiques planétaires pour la conquête de nouveaux espaces et de nouveaux marchés. Au coeur de la médiamorphose, un réseau planétaire en cours d'autosélection servira d'exemple et de fil directeur : c'est Internet, le réseau des réseaux. >>.
   Internet est le seul exemple que l'on puisse étudier de cyber-espace implanté à l'échelle mondiale. C'est tout particulièrement au sein de la "communauté Internet" que l'on va pouvoir trouver des exemples tangibles de ce que Pierre Lévy désigne par "l'intelligence collective". Mon choix s'est porté sur une communauté qui s'est donnée pour but ultime de réaliser un outil de communication entre personnes permettant de visualiser les différents interlocuteurs à l'aide d'images animées en temps réel dans un environnement simulé en trois dimensions. Nous allons donc dans ce mémoire nous attacher à étudier cet exemple concret de travail collaboratif d'une nouvelle forme. La communauté étudiée, encore nouvelle mais déjà prometteuse, élabore, pour atteindre son objectif, un langage de communication, le langage VRML, qui sera lui aussi présenté dans ce mémoire. VRML veut dire "Virtual Reality Modeling Language" et désigne un langage permettant de constituer des univers virtuels multi-utilisateurs en trois dimensions sur Internet. Par extension, VRML désigne aussi la technologie liée à la création de ce langage, ou encore la communauté que nous allons étudier et que l'on nomme "communauté VRML".
   L'un des pères fondateurs de cette technologie, Mark Pesce, a voulu ce langage pour créer ce qu'il nomme le "cyberspace", qui, pour lui, est un espace de communication utilisant pour interface la réalité virtuelle. Il s'agit là d'une vision technologiquement plus complexe, mais beaucoup plus naturelle, de ce nouvel espace virtuel propice à l'intelligence collective. En effet, VRML tente de matérialiser le concept introduit par Jaron Lanier, l'un des "gourous" de la réalité virtuelle, qui voyait déjà dans cette technologie, lors de sa naissance, non pas la télévision du futur, mais le téléphone du futur.
    La communauté qui travaille à la mise au point de ce langage est totalement virtuelle, puisqu'elle fonctionne entièrement dans le cyber-espace. Il s'agit d'une communauté rassemblée dès juin 1994 autour d'une liste de diffusion 2 créée sur Internet sous le nom "www-vrml". Avant d'analyser cette société virtuelle, nous allons explorer l'histoire du réseau qu'elle utilise pour fonctionner, et qu'elle tente de perfectionner en le dotant d'une nouvelle interface. Nous résumerons ensuite l'histoire de la réalité virtuelle, qui est l'autre composante de l'interface qu'elle se propose de réaliser. Puis nous examinerons le potentiel que l'on peut actuellement prévoir pour cette nouvelle technologie. Enfin nous décrirons le fonctionnement de la communauté qui est à l'origine de VRML, puisque l'objectif est d'analyser un exemple pratique d'organisation de l'intelligence collective.



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"www-vrml" Une communauté virtuelle créatrice du cyber-espace
Mémoire de DESS MEI - Benoît SUZANNE ©1996